Dammastock sans GPS
12 Mai 2019


Lieu : Alpes uranaises

Participants: Bruno, Didier

Description :


Dammastock sans GPS

Il y a au moins deux montagnes sur terre où il faut aller si on veut la neige, le vent et le froid trois jours sur quatre, avec une chance significative d’essuyer une tempête, c’est le Fitz Roy en Patagonie et le Dammastock en Suisse.
Nous étions à la fin de l’hiver dans l’hémisphère nord, alpes uranaises, près des sources du Rhône avec des skis aux pieds, enfin le plus souvent possible, et cherchant à donner corps à une approximation bricolée en sept jours de la «Haute Route des Français au Dammastock», en quasi autonomie, avec un refuge gardé et pas mal de sommets au programme. Nous n’avons pas réussi à cocher un sommet sur deux de l’itinéraire prévu, car il était impossible de voir assez nettement le bout de nos spatules. Nous avons eu la neige plus ou moins tous les jours et le nuage et son jour blanc, blanc si blanc le reste du temps… Et le ciel bleu d’un coup sans prévenir, si violent, si aveuglant, si bleu que nous trempions dans la couleur comme des marionnettes dans la peinture.
On y va sans GPS. C’est à dire qu’on y va comme d’hab à la carte et à la boussole, sans scruter tout le temps un écran plein d’infos colorées bipant dans le brouillard. Du coup, on a le nez dehors. On utilise les cartes pour se projeter sur un plan. On interprète constamment le territoire pour décider où l’on est, la moindre trouée de visibilité est mise à profit. Comme on n’a pas le fil d’Ariane de la trace enregistrée d’un gPS on a l’attention accrochée aux variations de la lumière, au bleuissement du ciel synonyme de visibilité temporaire qu’on devra utiliser pour faire le point vite fait, et parfois rien ne vient et, souvent, c’est chiche.
Logiquement on a pas besoin du terrain, puisqu’on se déplace en théorie ! Oui, mais là où le GPs garantit la localisation de l’émetteur, l’arpenteur se positionne en embarquant des approximations difficiles à éliminer. Le sujet euclidien n'est pas un robot. Il a besoin de corroborer ses visées avec un point remarquable, à l’aide dune observation, un sommet, une arête, comme le marin a son sextant, le soleil, les étoiles. Alors que la navigation au GPS incite à faire totalement abstraction du terrain, au point de jouer sa vie sur un écran en absolue confiance, la navigation à la boussole enjoint de rapporter constamment la carte au territoire en revenant à la perception. Difficile de s’engager dans une purée de poix durable avec les moyens de la cartographie classique! Je me souviens d’une fin de raid au Tessin avec Bruno et Philippe où nous avions suivi l’écran de son Gps pendant 10 heures en total aveugle, afin de sortir de la nasse du mauvais temps et regagner le Val Bedretto. Inimaginable autrement.

Premier jour : 800m D+ . Voralphütte 2126, refuge d’hiver. Le premier jour on monte en profitant d’une fissure dans le brouillard pour s’aligner sur l’objectif. Mais plus haut tout est bouché. La neige tombe doucement toute la soirée et dans la nuit.

Deuxième jour : 1200m D+ . Ca continue, on joue à qui trompe l’autre dans le brouillard et c’est le brouillard qui gagne. Retour à Voralp après un gros effort dans une pente bien chargée pour atteindre un col, entr’aperçu dans une trouée et qui devait mener à Chelenalp ? Pas le bon col. Il aurait pourtant suffi d’accorder plus de crédit à la boussole qu’à l’aspect rébarbatif de l’accès pour passer.
Il est trop tard. Demi-tour le nez sur la trace avant que la neige qui redouble n’efface toute empreinte.

Troisième jour : 1700m D+ cette fois c’est la bonne : à l’aveugle sur la trace de la veille, puis on se nettoie les yeux dans le vent d’ouest violent qui nous dégage le Sustenhorn 3053, en aller-retour.≤. La dépression devrait se combler à la faveur de ce courant d’air.
On arrive enfin à Tierberglihütte.

Ya rien.
Tierberghütte refuge d’hiver : c’est le local à chaussures. Deux couvertures. Pas de matelas ni de sommier ni de gaz ni de chaises ni de table ni de couverts ni de vaisselle. Pas de livre d’or, c’est un signe, ni de Toblerone en self-service. Pas même de vieilles pâtes au fond d’un plastique ni sucre ni sel ni magazine ni eau ni rien. Juste 2 transats et c’est ça le pire: une illusion de lit, en réalité une torture du dos dans un courant d’air.

Eloge du vandalisme
Je me suis retenu (on s’est mutuellement retenus)
de tout casser (la porte en verre securit)
pénétrer dans les couettes et les cuisines
par effraction
péter leur propriété à grands coups de pompes dans leurs méprisables serrures de commerçants avides et dévoyés
Et puis finir en y mettant le feu
oh, juste un tout petit feu de chaises au milieu du parquet. Pour se réchauffer.

Non mais c’est pas normal de voir des refuges pareils, on a pas le droit d’attribuer aux gens la niche du chien, juste trois planches pour pas crever de froid ds la nuit! Sans prendre la peine de prévenir.
Sur leur site internet on trouve une jolie prose en langue allemande vantant l’ authenticité (sic) des lieux, mais pas un mot, pas une allusion au local d’hiver quand la cabane est non gardée. De telle sorte qu’on est pris de court et totalement désappointés quand on débarque au crépuscule d’une dure journée consacrée à doubler une étape. On a tourné autour pendant un quart d’heure en se disant qu’on n’avait pas vu la bonne entrée, avant de se résoudre à l’évidence.
Tierberglihütte n’est qu’un restaurant d’altitude à 82 CHF la demi-pension qui ne mérite pas le nom de refuge.
Ah oui, ya quand même un verre arcopal pour mettre 14 ch-, tarif pour la nuit. Sans déconner.


Quatrième jour : Trifthutte 1700 D+; Une rapide visite cellulaire sur meteoblue me coûte une blinde pour confirmer l’amélioration.
Montée au jugé (au coup d’oeil) ans la brume avant de basculer versant ouest et descendre au mieux sur des anciennes traces d’avalanches et des boules, avec un moment où tu vas tellement loin sur tes skis que tu te rends même pas compte que t’exagères, tu fonces sur les dernières boules et ya plus de neige ailleurs. Bon, c’est ça le ski, tellement jouissif qu’on sait plus s’arrêter…
En face opposée la montée du Steinhüshorn a des allures de sables mouvants sous le soleil de midi, fait chaud. Redescente et remontées, la journée s’éternise avant de poser le sac àTrifthutte. Pas facile d’accès, le refuge est gardé, un groupe d’aspirants-guides étant là. Nous profitons de l’accueil chaleureux de ce jeune couple avec leur gamin.

Cinquième jour : 2300 D+ . Je ne sais pas à quelle heure on repeaute sur le glacier, mais on est parti de bonne heure avec l’intention de profiter pleinement du ciel bleu promis jusqu’au soir héhééé, et de pointer en route quelques sommets faciles sur l’altitude qui mène au vrai sommet du Dammastock. Ca fait longtemps qu’on tourne autour.
Sommet 3630 à 11heures30.

L’idée d’Otzi ne me quitte pas. Je pense qu’à des altitudes pareilles on a peu de chances de causer avec des fantômes et avec ceux de nos ancêtres qui ne sont pas montés si haut, quittant la plaine et gravissant si haut, et mourant dans les glaces de tous ces glaciers mais quand même…il y a des endroits singuliers sur terre, toujours difficiles d’accès comme ces montagnes loin des foules, pas divertissants, inhospitaliers, éloignés et nus qui sont capables d’émouvoir au point de serrer la gorge, comme si la sensation d’abandon qu’on éprouve provenait d’un deuil et d’une très ancienne disparition dans la lignée.
Je ne suis pas en train de verser des larmes sur la mort de l’arrière-300 fois grand-père de mon voisin. Il ne s’agit pas de lignée particulière qui, dans ce cas précis est hors de propos, mais de la possibilité d’une lignée, dans l’évolution phylogénétique de l’espèce. Cet Ötzi vivait à l’époque Sumer, il y a une soixantaine de siècles. On connait sa physiologie, il est porteur d’une culture, on a même les bribes d’une histoire romanesque révélée par la véritable enquête policière d’un nouveau genre qu’on mena sur sa dépouille, après sa découverte en 1991. Il élargit loin vers le passé les limites habituelles de l’empathie qu’on éprouve généralement pour ses semblables. Les chercheurs déclarent avoir retrouvé au moins 19 parents d’Ötzi dans la région du Tyrol. L’Homme des glaces et ces 19 personnes ont un ancêtre commun qui aurait vécu il y a 10 000 à 12 000 ans. Pour un Ötzi retrouvé, combien de Dammi encore dans les glaces!

Le mauvais temps revient par l’ouest (est-il vraiment parti) qui vient si vite, il est seulement midi au soleil, oh ! On tente le passage du col prévu mais après une tentative d’ascension nous rebroussons chemin devant le nuage qui rampe vers le bas de la pente et veut nous engloutir. Cassons-nous vite fait… Descente du glacier du Rhône dans sa totalité, on a pas le choix, et c’est génial ces petites vitesses de glisse, pente à 15°, qui permettent de perdre doucement de l’altitude, jusqu’à Beauregard, hôtel fantôme, en pleine déroute.
Là, dans la panade, devant les bâches dérisoires censées protéger un dernier bras squelettique du Rhonegletscher pour touriste motorisé, déroutés loin de tout sous le manteau à moins 2000, on remonte la route du Furkapass, bascule derrière le col, atteint Tiefenbach, cherche un chemin en remontant à la fboussole et à l’alti sur nos cartes pendant longtemps, et on finit par trouver à la frontale ce putain de refuge qu’on voulait. Chelenalp 2350.

Sixième jour : 800 D+ . La nouvelle dépression revient plus vite que prévu, mais on est déterminé à forcer le passage du Winterlöcke, en s’y prenant tôt, pour retrouver la vallée de Göschenen où est garée la voiture, c’est l’enjeu.
Laisse tomber, c’est trop tard. Visibilité réduite à deux mètres sous le premier col. Il est 8 heures, on jette l’éponge.
Dernière descente à ski jusqu’à Realp. Un employé des TP qui ouvrent la route du Furkapass en hivernage nous jeepe à la gare de Hospental. Train pour Göschenen.
Encore quelques kilomètres à pied et nous rejoignons la voiture qui a servi de perchoir aux volatiles du coin. Elle est repeinte en guano.

Dammastock . Tour anti-horaire bricolé, dit « des Français » . en 6 jours . 105 km . 8400 D+

DR





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